La guerre d’Afghanistan : secret, ignorance et mensonge

Date

13 décembre 2019

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Résumé

Une machine formatée pour mener une guerre de l’information (au double sens de tout savoir par la technologie et de propager son soft power) peut donc ignorer le principe de réalité non pas malgré mais à mesure de sa puissance même.

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13 décembre 2019

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Résumé

Une machine formatée pour mener une guerre de l’information (au double sens de tout savoir par la technologie et de propager son soft power) peut donc ignorer le principe de réalité non pas malgré mais à mesure de sa puissance même.

Une guerre, quel investissement, en vies et en argent ? Pour quel résultat ? Et quand sait-on qu’elle est perdue ? C’est la question que soulève un rapport de 2.000 pages, déjà baptisé Afghanistan Papers (allusion aux fameux Pentagon Papers de 1971 révélant les mensonges sur la guerre du Vietnam et popularisés par un film de Spielberg). Récemment, le Washington Post a obtenu au nom du Freedom of information act ces milliers de pages de témoignages (environ 600), collectés par une agence dont l’acronyme SIGAR signifie : Special Inspector General for Afghanistan Reconstruction.

C’est brutal et facile à résumer : nous avons dépensé presque mille milliards de dollars depuis 2001 ; près de 2400 de nos soldats y sont morts (sans parler des Afghans) ; c’est la guerre la plus longue et la plus coûteuse de notre histoire ; nous n’avons pas reconstruit l’Afghanistan ; nous avons menti ; nous n’avons jamais su quel en était le but ; nous ne savions même pas qui étaient les méchants (cette dernière expression est de D. Rumsfeldt lui-même). Sous trois administrations successives, nous n’avons gagné ni la guerre classique ni la guerre pour les cœurs et les esprits

Bref : à quoi sert la puissance ?

Guerre avec la vérité

En épargnant au lecteur toute pleurnicherie morale ou tout anti-impérialiste facile, ceci rappelle quelques évidences cyniques.

La machine d’État a de plus en plus de mal à conserver ses secrets. De D. Ellsberg le lanceur d’alerte de 1971 à E. Snowden en passant par Manning et Assange il se trouve toujours quelqu’un qui a accès aux archives compromettantes, trouve les moyens techniques de les exfiltrer et décide de les faire connaître au public, par scrupule moral ou autre. Ou il y aura une enquête et tout se saura. Plus une bureaucratie mobilise de cerveaux (humains ou numériques) pour archiver des données et répandre une version officielle de la réalité, plus vite elle est démentie. Le vieil adage qui veut qu’un secret à trois ne soit plus un secret vaut a fortiori cette échelle. Ici environ 400 personnes ont parlé et le puzzle se reconstitue très bien.

Une guerre demande trois conditions : savoir qui est l’ennemi, définir à quelles conditions on aura remporté la victoire et convaincre l’adversaire qu’il a perdu (faire céder sa volonté politique, en termes clausewitziens). Il est visible que les trois ont fait défaut. Comme le dit un des généraux interrogés « Il nous manquait une connaissance de base de l’Afghanistan, nous ne savions pas ce que nous faisions…. Nous ignorions ce que nous avions entrepris. Autrement, nous n’aurions pas accepté les versions utopiques de nos énoncés d’objectifs ». L’armée la plus puissante du monde n’a pas su résoudre le problème des interventions occidentales : se retirer après avoir écrasé l’adversaire principal désigné (ici d’abord al-Qaïda, puis les talibans avec qui on finira par négocier. Ou comment faire pour ne pas avoir plus d’ennemis le lendemain que l’on n’en a tué dans la journée ? Qu’il s’agisse de chasser ben Laden pour éviter un nouveau onze septembre, d’éliminer tous les jihadistes, de « construire une nation » avec une armée et un État, voire une économie prospère autre que celle de l’opium, de répandre nos valeurs ou notre démocratie, l’inflation des objectifs les rendait par définition impossibles. Tout aussi confuse fut la désignation des bons et de méchants, les trois administrations successives étant visiblement incapables de s’y retrouver dans les factions, ethnies, groupes armés, différences religieuses, hiérarchies et solidarités de ce pays.

Les deux points qui précèdent semblent peut-être évidents au lecteur. Le troisième est plus troublant. Puisqu’il y a des gens intelligents et honnêtes dans l’armée américaine et que la conscience de la catastrophe dans laquelle elle s’engageait existait sans doute sur le terrain, pourquoi l’évidence n’est-elle pas remontée ? Comment fut-elle dissimulée ? La question n’est pas neuve. Hannah Arendt la posait déjà à propos du Vietnam, et des « Papiers du Pentagone » (dans Du mensonge à la violence) : pourquoi mentir sur son inéluctable défaite ? Sans doute parce que l’objectif n’était vraiment ni la puissance, ni le profit, mais la production d’une image. Et parce que la machine d’État lancée ne rétrograde pas ?

Ce que le Washington Post appelle cruellement une guerre avec la vérité et qui dure depuis dix-huit ans, démontre à nouveau comment une bureaucratie a sélectionné l’illusion contre la réalité, se laisser bercer par des rapports qui racontent que, plus on se fixe des objectifs impossibles, plus on va de succès en succès et censure tous les signaux d’alertes. Des stratégies aussi apparemment contradictoires que celle de G.W. Bush (frapper les terroristes et maintenir une présence)et celle d’Obama (une contre insurrection massive et la reconstruction du pays) ont conduit a faire toujours plus du même en une commune incapacité à comprendre.

Une machine formatée pour mener une guerre de l’information (au double sens de tout savoir par la technologie et de propager son soft power) peut donc ignorer le principe de réalité non pas malgré mais à mesure de sa puissance même.

Une guerre, quel investissement, en vies et en argent ? Pour quel résultat ? Et quand sait-on qu’elle est perdue ? C’est la question que soulève un rapport de 2.000 pages, déjà baptisé Afghanistan Papers (allusion aux fameux Pentagon Papers de 1971 révélant les mensonges sur la guerre du Vietnam et popularisés par un film de Spielberg). Récemment, le Washington Post a obtenu au nom du Freedom of information act ces milliers de pages de témoignages (environ 600), collectés par une agence dont l’acronyme SIGAR signifie : Special Inspector General for Afghanistan Reconstruction.

C’est brutal et facile à résumer : nous avons dépensé presque mille milliards de dollars depuis 2001 ; près de 2400 de nos soldats y sont morts (sans parler des Afghans) ; c’est la guerre la plus longue et la plus coûteuse de notre histoire ; nous n’avons pas reconstruit l’Afghanistan ; nous avons menti ; nous n’avons jamais su quel en était le but ; nous ne savions même pas qui étaient les méchants (cette dernière expression est de D. Rumsfeldt lui-même). Sous trois administrations successives, nous n’avons gagné ni la guerre classique ni la guerre pour les cœurs et les esprits

Bref : à quoi sert la puissance ?

Guerre avec la vérité

En épargnant au lecteur toute pleurnicherie morale ou tout anti-impérialiste facile, ceci rappelle quelques évidences cyniques.

La machine d’État a de plus en plus de mal à conserver ses secrets. De D. Ellsberg le lanceur d’alerte de 1971 à E. Snowden en passant par Manning et Assange il se trouve toujours quelqu’un qui a accès aux archives compromettantes, trouve les moyens techniques de les exfiltrer et décide de les faire connaître au public, par scrupule moral ou autre. Ou il y aura une enquête et tout se saura. Plus une bureaucratie mobilise de cerveaux (humains ou numériques) pour archiver des données et répandre une version officielle de la réalité, plus vite elle est démentie. Le vieil adage qui veut qu’un secret à trois ne soit plus un secret vaut a fortiori cette échelle. Ici environ 400 personnes ont parlé et le puzzle se reconstitue très bien.

Une guerre demande trois conditions : savoir qui est l’ennemi, définir à quelles conditions on aura remporté la victoire et convaincre l’adversaire qu’il a perdu (faire céder sa volonté politique, en termes clausewitziens). Il est visible que les trois ont fait défaut. Comme le dit un des généraux interrogés « Il nous manquait une connaissance de base de l’Afghanistan, nous ne savions pas ce que nous faisions…. Nous ignorions ce que nous avions entrepris. Autrement, nous n’aurions pas accepté les versions utopiques de nos énoncés d’objectifs ». L’armée la plus puissante du monde n’a pas su résoudre le problème des interventions occidentales : se retirer après avoir écrasé l’adversaire principal désigné (ici d’abord al-Qaïda, puis les talibans avec qui on finira par négocier. Ou comment faire pour ne pas avoir plus d’ennemis le lendemain que l’on n’en a tué dans la journée ? Qu’il s’agisse de chasser ben Laden pour éviter un nouveau onze septembre, d’éliminer tous les jihadistes, de « construire une nation » avec une armée et un État, voire une économie prospère autre que celle de l’opium, de répandre nos valeurs ou notre démocratie, l’inflation des objectifs les rendait par définition impossibles. Tout aussi confuse fut la désignation des bons et de méchants, les trois administrations successives étant visiblement incapables de s’y retrouver dans les factions, ethnies, groupes armés, différences religieuses, hiérarchies et solidarités de ce pays.

Les deux points qui précèdent semblent peut-être évidents au lecteur. Le troisième est plus troublant. Puisqu’il y a des gens intelligents et honnêtes dans l’armée américaine et que la conscience de la catastrophe dans laquelle elle s’engageait existait sans doute sur le terrain, pourquoi l’évidence n’est-elle pas remontée ? Comment fut-elle dissimulée ? La question n’est pas neuve. Hannah Arendt la posait déjà à propos du Vietnam, et des « Papiers du Pentagone » (dans Du mensonge à la violence) : pourquoi mentir sur son inéluctable défaite ? Sans doute parce que l’objectif n’était vraiment ni la puissance, ni le profit, mais la production d’une image. Et parce que la machine d’État lancée ne rétrograde pas ?

Ce que le Washington Post appelle cruellement une guerre avec la vérité et qui dure depuis dix-huit ans, démontre à nouveau comment une bureaucratie a sélectionné l’illusion contre la réalité, se laisser bercer par des rapports qui racontent que, plus on se fixe des objectifs impossibles, plus on va de succès en succès et censure tous les signaux d’alertes. Des stratégies aussi apparemment contradictoires que celle de G.W. Bush (frapper les terroristes et maintenir une présence)et celle d’Obama (une contre insurrection massive et la reconstruction du pays) ont conduit a faire toujours plus du même en une commune incapacité à comprendre.

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