L’« étrange défaite » du coronavirus, faillite industrielle ou intellectuelle ? par Xavier Desmaison

Date

26 avril 2020

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Résumé

La « gripette » chinoise est devenue une pandémie exponentielle. L’histoire qui l’a emporté est celle de vieux modèles statistiques, dits compartimentaux, optimisés et généralisés grâce à l’informatique. A la portée de tout geek doté de Python et branché sur github, ces modèles se sont imposés aux dirigeants politiques occidentaux par le biais de l’Imperial College de Londres : tout le monde devise du R0 aujourd’hui, et le déconfinement sera adossé sur cet indicateur.

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26 avril 2020

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Résumé

La « gripette » chinoise est devenue une pandémie exponentielle. L’histoire qui l’a emporté est celle de vieux modèles statistiques, dits compartimentaux, optimisés et généralisés grâce à l’informatique. A la portée de tout geek doté de Python et branché sur github, ces modèles se sont imposés aux dirigeants politiques occidentaux par le biais de l’Imperial College de Londres : tout le monde devise du R0 aujourd’hui, et le déconfinement sera adossé sur cet indicateur.

Avec le 11 mai se diffuse l’envie sourde de dresser un premier bilan de la « drôle de guerre » que nous vivons. Nous aimons nous appesantir, à chaque guerre malchanceuse, sur les raisons de la franche défaite que nous venons de subir. Par romantisme, peut-être : Vercingétorix a perdu, certes, mais avec classe. Sur Twitter, le mot « échec » est en progression de 41% entre janvier et avril, « erreurs » de 31%, « faillite » de 111%, « chômage » de 47%. « Réussite » dégringole de 49%, « bonheur » de 20%. Nous aimons spécifiquement ratiociner sur notre échec quand la victoire va à l’« Allemagne » (+97%). Les rédacteurs d’édito ne pourront donc manquer de frapper un peu fort la balle que le président de la République leur a opportunément envoyée et de rappeler l’anniversaire de l’effondrement français du 10 mai 1940. Il y a 80 ans, nous subîmes une « étrange défaite », intellectuelle et morale : « alors que nos chefs ont prétendu renouveler la guerre de 1915-1918, les Allemands faisaient celle de 1940 », nous dit Marc Bloch. Nos cousins germains viennent de remettre cela : plus de lits (plus !), plus de tests (toujours plus !), plus de machines (encore plus !), plus de masques, plus de liberté, mais moins de morts. Les oppositions politiques commencent à se frotter les mains en prévision du gigantesque procès qu’ils aimeraient faire subir aux décideurs actuels. Plutôt que de clouer au pilori tel ou tel, qui a eu le cran de prendre des décisions au cœur de la crise, regardons plutôt les ressorts de notre étrange défaite.

À vrai dire, soyons justes, la France est au moins aussi médiocre que les autres pays dans la bataille actuelle. Certes, nous aurions aimé compenser le manque de pétrole (masques, machines, médicaments) par l’abondance des idées… Mais le réel nous a rappelé cette règle marxiste fondamentale qu’ont bien intégrée les Chinois : l’infrastructure l’emporte sur la superstructure, ou, pour le dire en american english, le « hard power » sur le « soft power ». Quand la situation devient sérieuse, rien ne vaut quelques usines en état de fonctionner (masques, machines, médicaments) et une vraie puissance (militaire, économique). Les Allemands disposent sur leur territoire de l’un des principaux fabricants de respirateurs de pointe. Peut-être aurons-nous enfin compris que la capacité à disposer d’une base industrielle et de centres de décision est décisive. L’exemple allemand nous montre que ce n’est pas la météorologie de la globalisation mais bien un ensemble de décisions politiques qui ont détruit la base industrielle française. Si notre « hard power » a fait défaut, peut-être avons-nous été à la hauteur de la première place du « soft power » que plusieurs think tank anglo-saxons nous ont attribué ces dernières années ? Hélas, nos transferts technologiques dans le laboratoire P4 de Wuhan n’ont rapporté au contribuable français qu’une théorie du complot et l’impression désagréable d’avoir été, une fois de plus, le dindon de la farce. Nos dirigeants ont pédalé en milieu de peloton, à l’aveugle, embués par la stratégie de communication chinoise puis par la culture de la modélisation anglo-saxonne. La « gripette » chinoise est devenue une pandémie exponentielle. L’histoire qui l’a emporté est celle de vieux modèles statistiques, dits compartimentaux, optimisés et généralisés grâce à l’informatique. A la portée de tout geek doté de Python et branché sur github, ces modèles se sont imposés aux dirigeants politiques occidentaux par le biais de l’Imperial College de Londres : tout le monde devise du R0 aujourd’hui, et le déconfinement sera adossé sur cet indicateur. L’institution britannique a été cité 2,16 (base Europresse) et 3,1 (factiva) fois plus que l’Institut Pasteur dans la presse mondiale. Ses chercheurs ont poussé le professionnalisme du story telling jusqu’à simuler ensuite les vies gagnées par rapport à leur modèle théorique. Bref, le soft power n’a pas été français. Tout au plus avons-nous ajouté à la confusion ambiante, en lançant des pseudo débats : faut-il laisser quelques médecins tester des combinaisons de médicaments en pic de mortalité ou attendre la fin du pic et le résultat d’études randomisées ?

Les enjeux intellectuels de la crise du coronavirus auront donc été des enjeux de données. Si rien n’avait été fait lors de l’épidémie de grippe de Hong-Kong de 1968-1970, c’est aussi que les moyens pour prendre conscience, mesurer et décider n’étaient pas aussi répandus. D’autres modèles, ceux du GIEC, permettent d’informer les décideurs sur les conséquences du réchauffement climatique. Nous vivons un moment majeur dans la capacité des Etats à modéliser le réel, depuis les premières statistiques sanitaires de la fin du XIXe siècle jusqu’aux sondages d’opinion. Pour le meilleur (vies sauvées) et peut-être pour le pire (vies perdues dues au crash économique en cours). La France doit améliorer sa capacité à récolter et traiter les données. Pour des raisons technologiques (les tests) et juridiques, nous n’en prenons pas le chemin. Ou sont les tests de diffusion du virus, ou sont les études fiables de contagion, qui permettent de paramétrer correctement de tels modèles ? Pourtant riche de mathématiciens, la recherche française n’est pas en avance dans ce domaine décisif.

Bref, « l’étrange défaite » de 2020 est à la fois intellectuelle et industrielle. Il faudra bien des efforts pour nous ressaisir. Mais « est-ce à des soldats qu’il faut, sur un champ de bataille, conseiller la peur de l’aventure ? », concluait Marc Bloch en septembre 1940.

Avec le 11 mai se diffuse l’envie sourde de dresser un premier bilan de la « drôle de guerre » que nous vivons. Nous aimons nous appesantir, à chaque guerre malchanceuse, sur les raisons de la franche défaite que nous venons de subir. Par romantisme, peut-être : Vercingétorix a perdu, certes, mais avec classe. Sur Twitter, le mot « échec » est en progression de 41% entre janvier et avril, « erreurs » de 31%, « faillite » de 111%, « chômage » de 47%. « Réussite » dégringole de 49%, « bonheur » de 20%. Nous aimons spécifiquement ratiociner sur notre échec quand la victoire va à l’« Allemagne » (+97%). Les rédacteurs d’édito ne pourront donc manquer de frapper un peu fort la balle que le président de la République leur a opportunément envoyée et de rappeler l’anniversaire de l’effondrement français du 10 mai 1940. Il y a 80 ans, nous subîmes une « étrange défaite », intellectuelle et morale : « alors que nos chefs ont prétendu renouveler la guerre de 1915-1918, les Allemands faisaient celle de 1940 », nous dit Marc Bloch. Nos cousins germains viennent de remettre cela : plus de lits (plus !), plus de tests (toujours plus !), plus de machines (encore plus !), plus de masques, plus de liberté, mais moins de morts. Les oppositions politiques commencent à se frotter les mains en prévision du gigantesque procès qu’ils aimeraient faire subir aux décideurs actuels. Plutôt que de clouer au pilori tel ou tel, qui a eu le cran de prendre des décisions au cœur de la crise, regardons plutôt les ressorts de notre étrange défaite.

À vrai dire, soyons justes, la France est au moins aussi médiocre que les autres pays dans la bataille actuelle. Certes, nous aurions aimé compenser le manque de pétrole (masques, machines, médicaments) par l’abondance des idées… Mais le réel nous a rappelé cette règle marxiste fondamentale qu’ont bien intégrée les Chinois : l’infrastructure l’emporte sur la superstructure, ou, pour le dire en american english, le « hard power » sur le « soft power ». Quand la situation devient sérieuse, rien ne vaut quelques usines en état de fonctionner (masques, machines, médicaments) et une vraie puissance (militaire, économique). Les Allemands disposent sur leur territoire de l’un des principaux fabricants de respirateurs de pointe. Peut-être aurons-nous enfin compris que la capacité à disposer d’une base industrielle et de centres de décision est décisive. L’exemple allemand nous montre que ce n’est pas la météorologie de la globalisation mais bien un ensemble de décisions politiques qui ont détruit la base industrielle française. Si notre « hard power » a fait défaut, peut-être avons-nous été à la hauteur de la première place du « soft power » que plusieurs think tank anglo-saxons nous ont attribué ces dernières années ? Hélas, nos transferts technologiques dans le laboratoire P4 de Wuhan n’ont rapporté au contribuable français qu’une théorie du complot et l’impression désagréable d’avoir été, une fois de plus, le dindon de la farce. Nos dirigeants ont pédalé en milieu de peloton, à l’aveugle, embués par la stratégie de communication chinoise puis par la culture de la modélisation anglo-saxonne. La « gripette » chinoise est devenue une pandémie exponentielle. L’histoire qui l’a emporté est celle de vieux modèles statistiques, dits compartimentaux, optimisés et généralisés grâce à l’informatique. A la portée de tout geek doté de Python et branché sur github, ces modèles se sont imposés aux dirigeants politiques occidentaux par le biais de l’Imperial College de Londres : tout le monde devise du R0 aujourd’hui, et le déconfinement sera adossé sur cet indicateur. L’institution britannique a été cité 2,16 (base Europresse) et 3,1 (factiva) fois plus que l’Institut Pasteur dans la presse mondiale. Ses chercheurs ont poussé le professionnalisme du story telling jusqu’à simuler ensuite les vies gagnées par rapport à leur modèle théorique. Bref, le soft power n’a pas été français. Tout au plus avons-nous ajouté à la confusion ambiante, en lançant des pseudo débats : faut-il laisser quelques médecins tester des combinaisons de médicaments en pic de mortalité ou attendre la fin du pic et le résultat d’études randomisées ?

Les enjeux intellectuels de la crise du coronavirus auront donc été des enjeux de données. Si rien n’avait été fait lors de l’épidémie de grippe de Hong-Kong de 1968-1970, c’est aussi que les moyens pour prendre conscience, mesurer et décider n’étaient pas aussi répandus. D’autres modèles, ceux du GIEC, permettent d’informer les décideurs sur les conséquences du réchauffement climatique. Nous vivons un moment majeur dans la capacité des Etats à modéliser le réel, depuis les premières statistiques sanitaires de la fin du XIXe siècle jusqu’aux sondages d’opinion. Pour le meilleur (vies sauvées) et peut-être pour le pire (vies perdues dues au crash économique en cours). La France doit améliorer sa capacité à récolter et traiter les données. Pour des raisons technologiques (les tests) et juridiques, nous n’en prenons pas le chemin. Ou sont les tests de diffusion du virus, ou sont les études fiables de contagion, qui permettent de paramétrer correctement de tels modèles ? Pourtant riche de mathématiciens, la recherche française n’est pas en avance dans ce domaine décisif.

Bref, « l’étrange défaite » de 2020 est à la fois intellectuelle et industrielle. Il faudra bien des efforts pour nous ressaisir. Mais « est-ce à des soldats qu’il faut, sur un champ de bataille, conseiller la peur de l’aventure ? », concluait Marc Bloch en septembre 1940.

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