Date

15 octobre 2020

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Résumé

L'espace public numérique, amplifié par des technologies, est perturbé par la désinformation et le cyberharcèlement. Cela soulève des tensions entre liberté d'expression, régulation et vérité.

Que faire vis-à-vis de l’infodémie ?

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15 octobre 2020

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Résumé

L'espace public numérique, amplifié par des technologies, est perturbé par la désinformation et le cyberharcèlement. Cela soulève des tensions entre liberté d'expression, régulation et vérité.

Lynchages en ligne, extension numérique des méthodes d’influence étatiques sur les processus d’Etats étrangers, flash crash[1], doxing[2], diffusion massive de fausses informations, cyber malveillance, revenge porn : grâce à des technologies numériques et algorithmiques largement diffusées par des entrepreneurs essentiellement américains et maintenant chinois, l’espace public contemporain s’est ouvert à l’expression massive des citoyens et à un partage de l’information et du savoir sans précédent, mais c’est un terrain qui paraît avoir perdu toute capacité de régulation et qui semble aujourd’hui contribuer à la désagrégation des sociétés. Quels remèdes pour ces nouvelles technologies « pharmakon », comme les décrivait le philosophe Bernard Stiegler, à la fois poison, remède et bouc-émissaire ? Il est d’usage dans les questions de santé public d’évaluer le rapport coût / bénéfice d’un traitement, pour éviter que le remède soit pire que le mal : quels médicaments et quelle prévention pour lutter contre cette maladie contemporaine de l’espace public qu’est l’infodémie sans perdre les bénéfices éventuels du numérique ? Les mots pour décrire ce phénomène, infodémie, « fake news », complotisme, haine en ligne, ou post-vérité sont fragiles et piégés ; il est nécessaire d’en déplier les deux lignes de partage sous-jacentes si l’on veut comprendre pourquoi l’on peine encore à identifier des solutions.

La première de ces lignes est la tension entre la liberté et la régulation de l’information sur internet. D’un côté les promoteurs d’un espace public ouvert, transparent, qui tendent à l’utopie numérique d’une circulation sans frein de toutes les informations (le wikileaks originel) et qui s’inspirent de la libération des opinions du siècle des Lumières. De l’autre ceux qui considèrent que certaines formes de contrôle des opinions sont nécessaires au bon fonctionnement de la démocratie et d’un ordre social protecteur des biens et des personnes. Peut-être revivons-nous un moment similaire, en accéléré, au processus d’ouverture et de muselage de l’espace public décrit par Habermas dans son Espace public[3] : entre ce moment très dix-huitième siècle du sapere aude kantien, du foisonnement des académies, salons, cafés, articles de l’encyclopédie ou titres de presse et celui de la reprise de contrôle progressive par les forces du capital (la publicité) et de l’Etat (les lois de la presse de 1881, la propagande de guerre puis des régimes autoritaires, le monopole des médias de masse). Au tournant du millénaire, notre espace public a connu un nouveau moment d’ouverture sans précédent, des radios libres aux télévisions numériques, des forums aux weblogs, avec l’essor de Wikipedia, de Facebook ou twitter. Rapidement, ces technologies ont été perçues comme un levier de démocratisation globale et de menace pour les Etats autoritaires, aux Philippines[4], en Biélorussie, en Iran, lors du printemps arabe, en Chine ou en Russie, sans que ce rôle ne soit en vérité réellement établi[5]. C’est à partir de l’activisme de Daesch que les mandarins des appareils d’Etats occidentaux découvrent que l’action conjointe du premier amendement américain, des mécanismes de  l’engagement numérique et de l’optimisation des coûts conduisent les plateformes à refuser la suppression des nombreuses vidéos de décapitation et incitations aux meurtres que l’on y trouve alors. Une course à l’armement s’engage entre les principales puissances, qui isolent leur espace de l’internet mondial (Chine, Russie), déclinent sur internet les méthodes de la propagande politique, déploient des systèmes d’écoute sans précédent (PRISM, Tempora…), piratent leurs opposants politiques (logiciel Pegasus de l’entreprise NSO Group), ou créent des législations pour observer, réguler ou censurer la conversation numérique (Pharos, loi Avia…). S’agit-il de protéger l’espace public d’intrusions extérieures et de phénomènes qui excèdent les législations relatives à la diffamation ou l’escroquerie, ou bien les pouvoirs en place cherchent-ils simplement à accroître leur pouvoir de contrôle sur les sociétés, limiter la liberté d’expression et museler leurs oppositions ?

La deuxième ligne de partage oppose Socrate au sophiste, Habermas à Foucault : d’un côté la figure de l’universel, qui cherche à adosser la politique sur la vérité, de l’autre une forme de relativisme polémique qui entend faire dominer une cause dans le débat public et privilégie l’action concrète sur la discussion raisonnable. A gros traits, cette ligne de partage entre universel et relativisme polémique traverse les controverses les plus récentes. Face à l’infodémie qui sévit autour de la COVID-19, le gouvernement français s’est appuyé de façon argumentaire sur l’evidence-based medecine et la création d’un conseil scientifique, alors que ses opposants ont insisté sur un pragmatisme médical incarné par Didier Raoult (chercher à soigner immédiatement avec une molécule sans attendre les résultats d’études randomisées). La controverse du glyphosate oppose des tenants d’une forme de science à une écologie politique qui cherche à transformer les structures de production et consommation alimentaire. La querelle de l’homéopathie a confronté les pro-sciences du mouvement « no fake med » aux partisans de la naturalité, de l’expérience individuelle et de l’effet perçu. Les activistes « gender », anticolonialistes ou LGBT, promoteurs de la « cancel culture »[6], font primer la transformation sociale sur des idées jusque-là considérées comme universelles, réinterprétées comme des mécanismes de domination déguisés, comme le patriarcat. Un activiste peut donc dire : « Je suis contre le paradigme du débat, contre le paradigme de la discussion » [7]. Cette guerre de toutes les idées contre toutes ne peut qu’être génératrice d’infodémie : comment identifier ce qui doit être censuré ou ne pas l’être, et la cause qui a droit de s’exprimer de celle qui doit être tue, la position scientifique si la science elle-même n’est plus admise comme une boussole ? D’autant que la mécanique des plateformes numériques favorise les émotions fortes (la colère en premier lieu, structure fondamentale de la viralité des contenus numériques[8]) sur les formes dialogiques, argumentatives et rationnelles. Et d’autant qu’internet permet à chaque activiste de mener des combats d’opinion massifs à moindre coût.

L’espace public est donc tiraillé entre ouverture et protection, entre universel et relativisme polémique. D’où une impression de flottement et d’hésitation : la loi Avia a été censurée par le conseil constitutionnel et nul n’a su à coup sûr qui de Raoult ou de Véran avait eu le dernier mot… De la confrontation de ces lignes de partage émergera avec le temps ce qui a été gagné ou perdu. Une chose est certaine : des choix qui seront fait dépendent l’avenir de la démocratie et des dictatures, de la paix et de la guerre, et, peut-être, de l’évolution de nos civilisations.

Cet article est issu du dossier [Le virus du faux] Qu’est-ce qu’une infodémie ? Dirigé par François-Bernard Huyghe, avec les contributions de Gérald Bronner (Professeur à l’Université de Paris, membre de l’Académie des technologies), Xavier Desmaison (Président d’Antidox), François-Bernard Huyghe (Directeur de recherche à l’IRIS) et Cristina Tardaguila (Associate Director of the International Fact-Checking Network).

Ce dossier, à consulter sur le site internet de l’IRIS, est inscrit dans le cadre de l’Observatoire (Dés)information & Géopolitique au temps du Covid-19, co-dirigé par Anne Sénéquier et François-Bernard Huyghe.


[1] En 2010, l’indice boursier Dow Jones s’est effondré de près de 10% en quelques secondes en raison de ventes massives générées par des systèmes de trading fondés sur des algorithmes financiers, dits high frequency trading.

[2] Acte de piratage qui consiste à voler puis rendre publiques des données personnelles.

[3] Habermas (Jürgen), L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, réed. 1988.

[4] Clay Shirky, The Political Power of Social Media, ESSAY  JAN/FEB  2011.

[5] Malcolm Gladwell, Small Change, Why the revolution will not be tweeted, The New Yorker, September 27, 2010. https://www.newyorker.com/magazine/2010/10/04/small-change-malcolm-gladwell

[6] Le fait d’effacer une personnalité qui tient des propos contraires à la défense de leur identité

[7] Geoffroy de Lagasnerie. https://www.marianne.net/politique/gauche/censure-pour-les-impurs-la-gauche-riante-de-geoffroy-de-lagasnerie

[8] Par exemple : Berger, J., &  Milkman, K.: Social transmission, emotion, and the virality of  online content. Wharton research paper 106 (2010). Berger, J.,  & Milkman, K.  L.: What  makes online  content viral?.Journal  of marketing research 49(2), 192-205 (2012).

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