Comment Wikipédia est passé du statut de “mauvais élève” à celui de modèle alternatif d’organisation de l’information

Date

21 janvier 2021

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Résumé

Wikipédia, jadis critiquée, est souvent valorisée aujourd'hui comme une source fiable, surtout par les GAFAM. Toutefois, cette reconnaissance pose des questions sur son intégrité face aux enjeux de réputation.

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21 janvier 2021

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Résumé

Wikipédia, jadis critiquée, est souvent valorisée aujourd'hui comme une source fiable, surtout par les GAFAM. Toutefois, cette reconnaissance pose des questions sur son intégrité face aux enjeux de réputation.

L’actualité récente ne manque jamais de souligner combien l’espace public numérique est en proie à de multiples questionnements existentiels, qui font quelquefois du démantèlement des réseaux sociaux et de la limitation de la liberté d’expression sur le web une question de survie pour la démocratie.

Dans ce climat de remise en cause drastique, Wikipédia est souvent mis en avant comme le dernier “îlot de rationalité”[1]. Un constat plus que remarquable au vu de l’évolution de son appréhension au cours des dernières années. Pour mesurer le chemin parcouru, il n’est qu’à se souvenir des discours de la communauté éducative, du début des années 2000, invitant les élèves à éviter à tout prix de fréquenter ce lieu malfamé, où pulluleraient erreurs, sources vérolées et autres informations tronquées.

L’éthique procédurale contre l’ochlocratie (?)

Wikipédia est traversée par la pensée du logiciel libre. Aux côtés de Linux, l’encyclopédie collaborative est peut-être l’un des avatars les plus connus, et les plus appréciés universellement de cette éthique pour le moins atypique[2]. Comme tel, l’encyclopédie est un projet éminemment politique. Au risque d’être anachronique, et de flirter avec les limites de l’absurde, nous pourrions postuler que Wikipédia est la première incarnation tangible du concept bancal de post-vérité. Dans une logique purement autonome, refusant l’hétéronomie de la tradition, de la hiérarchie ou encore de l’idéologie, et autres déterminants spécieux, ayant conduit les siècles précédents à bien des déboires, Wikipédia est un temple de relativisme. Une incarnation et une actualisation, au sens propre (il n’est pour s’en convaincre qu’à consulter les modifications à la seconde réalisée sur le projet francophone[3]) et au sens figuré, d’une certaine mort de la vérité. Une mort de la vérité d’autorité, dans les procédures qui régissent l’encyclopédie, puisque la centralité du consensus, auquel il faut coûte que coûte parvenir, en vient à poser les conditions pour le moins étranges d’une logique du tout se vaut. En témoigne notamment le fait que les arbitres et autres administrateurs de l’encyclopédie, davantage que d’être des hérauts péremptoires de vérité, capables, par la seule grâce de leur titre, de trancher tous les noeuds gordiens de l’encyclopédie, sont davantage des bureaucrates dotés d’un pouvoir de monitoring accru. Les pouvoirs de ces acteurs relèvent ainsi davantage du fait méta (création de bots pour corriger l’orthographe, lutter contre le vandalisme, détecter des tentatives coordonnées de manipulation, bannir une IP…), que de l’écriture des faits et de l’arbitrage sur le contenu mis en ligne. Moins gardiens de la vérité, que du temple en un certain sens.

Portée par son succès croissant, l’influence des contenus de Wikipédia s’est trouvée démultipliée, et dépasse désormais très largement les simples limites de l’encyclopédie. Cette situation n’est pas sans poser des questions, d’autant que l’ambition prêtée à l’encyclopédie de dire le vrai est en fait en deçà de ce qu’elle propose réellement : une synthèse plus ou moins exhaustive et plus ou moins fidèle des sources disponibles ailleurs sur le web. Cette question de la fiabilité des contenus, qui ne fait que refléter celle de la fiabilité du web de manière générale, prétend être dépassée par l’éthique de l’encyclopédie qui insiste sur la présentation claire et transparente des informations et sur l’exercice de l’esprit critique et du consensus. Le résultat n’en demeure pas moins plus complexe à appréhender que l’utilisation qui en est parfois faite par des tierces parties.

Le blanc-seing des GAFAM à Wikipédia

De par la richesse de ses contenus, sa facilité d’usage et la pertinence absolue de sa philosophie si particulière, l’encyclopédie est devenue pour les GAFAM une référence incontournable, faisant basculer l’encyclopédie d’espace suspect à celui de tiers de confiance. Pensons notamment à Microsoft, Facebook ou encore Google qui n’hésitent pas à utiliser les contenus produits librement, et par-là même gratuitement, par les contributeurs de l’encyclopédie pour venir enrichir les informations proposées à leurs utilisateurs. YouTube se base ainsi sur les données de l’encyclopédie pour identifier et caractériser les chaînes présentes sur la plateforme liées à des acteurs étatiques (d’Arte, en passant par la BBC jusqu’à Sputnik). Google, toujours, donne surtout aux articles de l’encyclopédie une prime exceptionnelle en matière de SEO sur son moteur de recherche – les pages de Wikipédia se classant quasiment systématiquement dans les premiers résultats remontés sur des requêtes centrées. La vérité du SEO étant réductible à la vérité de la SERP 1, il est peu dire que Google, en accordant une telle visibilité à l’encyclopédie, contribue également à renforcer tout à la fois la légitimité et l’autorité de la plateforme. Sorte de blanc-seing accordé à l’encyclopédie, qui n’est jamais que la somme organisée et processée de contributions d’utilisateurs dont l’infaillibilité est loin d’être acquise, par l’acteur majeur du web social.

Les limites d’un devenir “Who’s Who” du projet

La volonté de faire de Wikipédia une référence absolue ou encore un tiers de confiance n’est pas sans risque pour l’intégrité du projet, qui s’est toujours pensé en opposition au Who’s Who like et autres sites de nature promotionnelle, en faisant valoir sa nature et son exigence encyclopédique (et plus encore sa neutralité). Ce dévoiement de son utilisation représente une forme de “trahison des clercs” (au corps défendant de ses contributeurs), puisque ce qui n’est initialement qu’un espace de savoir, devient un rouage indépassable, et nécessairement central, dans la construction d’une image en ligne, ou un espace central se prêtant à tous les jeux d’influence digitaux.

La prolifération des contributeurs intéressés et autres faux-nez téléguidés par des agences et des officines n’est que le symptôme de ce déplacement des enjeux de l’encyclopédie sur un autre terrain, celui de la réputation, de l’opinion et de l’influence. Les contributeurs bénévoles qui ont fait leur la philosophie de Wikipédia et consacrent souvent depuis des années leur temps libre à corriger les fautes d’orthographes des contenus, à améliorer la liaison entre les articles et à vérifier leur pertinence, tâches relativement peu gratifiantes, s’estiment les plus légitimes pour préserver le caractère encyclopédique du site.

Ceux-ci n’en demeurent pas moins sous la pression d’une utilisation croissante de leurs contenus, qui s’accompagnent d’attentes de plus en plus fortes en matière d’exhaustivité ou d’assertivité de l’encyclopédie sur des sujets de plus en plus variés – se traduisant par un nombre croissant d’occasions de contentieux et de controverses en tout genre. L’ambition horizontale et l’âme de l’encyclopédie pourront-elles y survivre ?


[1] « Covid-19 : Wikipédia fait figure d’îlot de rationalité dans un océan de rumeurs ». Conspiracy Watch | L’Observatoire du conspirationnisme, 6 décembre 2020, https://www.conspiracywatch.info/covid-19-wikipedia-fait-figure-dilot-de-rationalite-dans-un-ocean-de-rumeurs.html.

[2] Sur le logiciel libre, on lira avec intérêt l’ouvrage de Stéphane Broca consacré à “l’utopie du logiciel libre”, et qui fait suite à la thèse de sociologie soutenue par ce dernier en SOrbonne portant sur “la construction de projets de transformation sociale en lien avec le mouvement du free software”. La thèse est accessible au lien suivant : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00662283/document

[3] Plusieurs dizaines, voire parfois centaines, de modifications à la seconde ont lieu sur Wikipédia, comme l’indique la section “Modifications récentes” du projet : https://fr.wikipedia.org/wiki/Sp%C3%A9cial:Modifications_r%C3%A9centes

L’actualité récente ne manque jamais de souligner combien l’espace public numérique est en proie à de multiples questionnements existentiels, qui font quelquefois du démantèlement des réseaux sociaux et de la limitation de la liberté d’expression sur le web une question de survie pour la démocratie.

Dans ce climat de remise en cause drastique, Wikipédia est souvent mis en avant comme le dernier “îlot de rationalité”[1]. Un constat plus que remarquable au vu de l’évolution de son appréhension au cours des dernières années. Pour mesurer le chemin parcouru, il n’est qu’à se souvenir des discours de la communauté éducative, du début des années 2000, invitant les élèves à éviter à tout prix de fréquenter ce lieu malfamé, où pulluleraient erreurs, sources vérolées et autres informations tronquées.

L’éthique procédurale contre l’ochlocratie (?)

Wikipédia est traversée par la pensée du logiciel libre. Aux côtés de Linux, l’encyclopédie collaborative est peut-être l’un des avatars les plus connus, et les plus appréciés universellement de cette éthique pour le moins atypique[2]. Comme tel, l’encyclopédie est un projet éminemment politique. Au risque d’être anachronique, et de flirter avec les limites de l’absurde, nous pourrions postuler que Wikipédia est la première incarnation tangible du concept bancal de post-vérité. Dans une logique purement autonome, refusant l’hétéronomie de la tradition, de la hiérarchie ou encore de l’idéologie, et autres déterminants spécieux, ayant conduit les siècles précédents à bien des déboires, Wikipédia est un temple de relativisme. Une incarnation et une actualisation, au sens propre (il n’est pour s’en convaincre qu’à consulter les modifications à la seconde réalisée sur le projet francophone[3]) et au sens figuré, d’une certaine mort de la vérité. Une mort de la vérité d’autorité, dans les procédures qui régissent l’encyclopédie, puisque la centralité du consensus, auquel il faut coûte que coûte parvenir, en vient à poser les conditions pour le moins étranges d’une logique du tout se vaut. En témoigne notamment le fait que les arbitres et autres administrateurs de l’encyclopédie, davantage que d’être des hérauts péremptoires de vérité, capables, par la seule grâce de leur titre, de trancher tous les noeuds gordiens de l’encyclopédie, sont davantage des bureaucrates dotés d’un pouvoir de monitoring accru. Les pouvoirs de ces acteurs relèvent ainsi davantage du fait méta (création de bots pour corriger l’orthographe, lutter contre le vandalisme, détecter des tentatives coordonnées de manipulation, bannir une IP…), que de l’écriture des faits et de l’arbitrage sur le contenu mis en ligne. Moins gardiens de la vérité, que du temple en un certain sens.

Portée par son succès croissant, l’influence des contenus de Wikipédia s’est trouvée démultipliée, et dépasse désormais très largement les simples limites de l’encyclopédie. Cette situation n’est pas sans poser des questions, d’autant que l’ambition prêtée à l’encyclopédie de dire le vrai est en fait en deçà de ce qu’elle propose réellement : une synthèse plus ou moins exhaustive et plus ou moins fidèle des sources disponibles ailleurs sur le web. Cette question de la fiabilité des contenus, qui ne fait que refléter celle de la fiabilité du web de manière générale, prétend être dépassée par l’éthique de l’encyclopédie qui insiste sur la présentation claire et transparente des informations et sur l’exercice de l’esprit critique et du consensus. Le résultat n’en demeure pas moins plus complexe à appréhender que l’utilisation qui en est parfois faite par des tierces parties.

Le blanc-seing des GAFAM à Wikipédia

De par la richesse de ses contenus, sa facilité d’usage et la pertinence absolue de sa philosophie si particulière, l’encyclopédie est devenue pour les GAFAM une référence incontournable, faisant basculer l’encyclopédie d’espace suspect à celui de tiers de confiance. Pensons notamment à Microsoft, Facebook ou encore Google qui n’hésitent pas à utiliser les contenus produits librement, et par-là même gratuitement, par les contributeurs de l’encyclopédie pour venir enrichir les informations proposées à leurs utilisateurs. YouTube se base ainsi sur les données de l’encyclopédie pour identifier et caractériser les chaînes présentes sur la plateforme liées à des acteurs étatiques (d’Arte, en passant par la BBC jusqu’à Sputnik). Google, toujours, donne surtout aux articles de l’encyclopédie une prime exceptionnelle en matière de SEO sur son moteur de recherche – les pages de Wikipédia se classant quasiment systématiquement dans les premiers résultats remontés sur des requêtes centrées. La vérité du SEO étant réductible à la vérité de la SERP 1, il est peu dire que Google, en accordant une telle visibilité à l’encyclopédie, contribue également à renforcer tout à la fois la légitimité et l’autorité de la plateforme. Sorte de blanc-seing accordé à l’encyclopédie, qui n’est jamais que la somme organisée et processée de contributions d’utilisateurs dont l’infaillibilité est loin d’être acquise, par l’acteur majeur du web social.

Les limites d’un devenir “Who’s Who” du projet

La volonté de faire de Wikipédia une référence absolue ou encore un tiers de confiance n’est pas sans risque pour l’intégrité du projet, qui s’est toujours pensé en opposition au Who’s Who like et autres sites de nature promotionnelle, en faisant valoir sa nature et son exigence encyclopédique (et plus encore sa neutralité). Ce dévoiement de son utilisation représente une forme de “trahison des clercs” (au corps défendant de ses contributeurs), puisque ce qui n’est initialement qu’un espace de savoir, devient un rouage indépassable, et nécessairement central, dans la construction d’une image en ligne, ou un espace central se prêtant à tous les jeux d’influence digitaux.

La prolifération des contributeurs intéressés et autres faux-nez téléguidés par des agences et des officines n’est que le symptôme de ce déplacement des enjeux de l’encyclopédie sur un autre terrain, celui de la réputation, de l’opinion et de l’influence. Les contributeurs bénévoles qui ont fait leur la philosophie de Wikipédia et consacrent souvent depuis des années leur temps libre à corriger les fautes d’orthographes des contenus, à améliorer la liaison entre les articles et à vérifier leur pertinence, tâches relativement peu gratifiantes, s’estiment les plus légitimes pour préserver le caractère encyclopédique du site.

Ceux-ci n’en demeurent pas moins sous la pression d’une utilisation croissante de leurs contenus, qui s’accompagnent d’attentes de plus en plus fortes en matière d’exhaustivité ou d’assertivité de l’encyclopédie sur des sujets de plus en plus variés – se traduisant par un nombre croissant d’occasions de contentieux et de controverses en tout genre. L’ambition horizontale et l’âme de l’encyclopédie pourront-elles y survivre ?


[1] « Covid-19 : Wikipédia fait figure d’îlot de rationalité dans un océan de rumeurs ». Conspiracy Watch | L’Observatoire du conspirationnisme, 6 décembre 2020, https://www.conspiracywatch.info/covid-19-wikipedia-fait-figure-dilot-de-rationalite-dans-un-ocean-de-rumeurs.html.

[2] Sur le logiciel libre, on lira avec intérêt l’ouvrage de Stéphane Broca consacré à “l’utopie du logiciel libre”, et qui fait suite à la thèse de sociologie soutenue par ce dernier en SOrbonne portant sur “la construction de projets de transformation sociale en lien avec le mouvement du free software”. La thèse est accessible au lien suivant : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00662283/document

[3] Plusieurs dizaines, voire parfois centaines, de modifications à la seconde ont lieu sur Wikipédia, comme l’indique la section “Modifications récentes” du projet : https://fr.wikipedia.org/wiki/Sp%C3%A9cial:Modifications_r%C3%A9centes

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