La pétaudière de la peur

Date

4 mai 2020

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Résumé

Si nous suivons Nussbaum, nous devons nous entraîner à écouter cette petite musique de peur quand elle s’immisce en nous et apprendre à la maîtriser. Elle s’adresse à nos réflexes infantiles et non à la raison. Elle n’aide pas à grandir, mais rend dépendant. Rappelons-nous Epictète.

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4 mai 2020

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Résumé

Si nous suivons Nussbaum, nous devons nous entraîner à écouter cette petite musique de peur quand elle s’immisce en nous et apprendre à la maîtriser. Elle s’adresse à nos réflexes infantiles et non à la raison. Elle n’aide pas à grandir, mais rend dépendant. Rappelons-nous Epictète.

« Le plus grand philosophe du monde sur une planche plus large qu’il ne faut pour marcher à son ordinaire, s’il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n’en sauraient soutenir la pensée sans pâlir ni suer ».

Chacun de nous, dans sa grande sagesse, est aujourd’hui confronté à cet étonnant pari pascalien : sortir de sa cachette et affronter, en sus de ses collègues, un virus « never seen before », qui s’attaque, au fil des études bâties à la hâte pour faire scoop, au cerveau, au système respiratoire, digestif, sanguin, goût, odorat et même au petit bout des doigts de pied ? Ou bien plutôt rester chez soi, seul et désœuvré, ou désorienté par le télétravail, la garde d’enfants et la fabrication artisanale de petits pains, calfeutré à regarder l’orage par la fenêtre de BFM TV ? Mais la peur nous rattrape. Les accidents domestiques tuent 12 000 personnes par an nous dit-on. Les accidents de bricolage envoient 300 000 personnes aux urgences. Surtout, « ne laissez jamais votre enfant seul dans une cuisine ! », nous recommande une vidéo des sapeurs-pompiers. Ils sont dans leur chambre, très bien, mais méfiez-vous de « l’exploitation sexuelle sur Internet, les prédateurs cherchant à tirer parti de la situation », nous prévient un communiqué de l’UNICEF. Et voici l’Anses qui douche notre espoir d’un remède miracle : non, surtout, ne buvez pas votre eau de Javel, même diluée.

Tout le monde veut nous faire peur, il paraît que c’est pour notre bien. OGM, pesticides, crimes, attentats, accidents de la route, cigarette, alcool, jeu vidéo, déforestation, canicule… Nous sommes en permanence biberonnés à la peur, de 7 à 77 ans. Elle est le carburant des leaders, de Donald Trump à Greta, du vieil homme infantile à l’enfant déjà vieillie. Le grand remplacement ? « I would build a great wall, and no one builds walls better than me, believe me, and I’ll build them very inexpensively. » Le réchauffement climatique ? « I want you to panic. I want you to feel the fear I feel every day. And then I want you to act. » Mais dans notre époque de liberté et d’individualisme, qu’utiliser d’autre pour diriger les foules ?

La peur est le chemin vers le côté obscur : la peur mène à la colère, la colère mène à la haine, nous prévient la philosophe américaine Martha Nussbaum (à moins que ce soit le Maître Yoda de Star Wars, qui n’est au fond qu’une histoire de la peur). Analyste des émotions en politique, elle a consacré l’un de ses derniers opus à cette émotion, dans The Monarchy of Fear: A Philosopher Looks at Our Political Crisis. Se réclamant d’Aristote, elle la définit comme la souffrance provoquée par l’arrivée d’un mal combiné avec le sentiment  que l’on est incapable de l’éviter. Pour elle, la peur est la première émotion qui structure un humain, c’est l’impuissance et le sentiment de dépendance du bébé, qui veut éviter la faim ou la douleur mais ne peut que crier en espérant qu’un secours arrive. Régner ou mourir : le petit être peut devenir tyrannique et impérieux, se concentrer sur un bouc émissaire, se braquer sur un caprice. Pour Hansel et Gretel, il suffit de jeter la sorcière dans le four, et le tour est joué. Cette émotion-là, nous l’avons peut-être enfouie en vieillissant, mais les démagogues et les lucides le savent : le petit enfant est toujours là en chacun de nous. La vie est dure, construisons un mur. Notre-Dame brûle, envoyons des canadairs. Le désinfectant fonctionne, buvons-en. Suivez le regard de Martha Nussbaum et l’anti-trumpisme de cette intellectuelle de la Côte Est, qui n’enlève rien à la pertinence de sa critique d’un récit rhétorique « peur > impuissance des protecteurs habituels > identification du boucémissaire > solution radicale » dont chacun peut constater l’efficacité dans notre environnement de télé en continu et de réseaux sociaux… A l’heure où nous copions les mesures mises en place par le régime du Grand Timonier, souvenons-nous de Machiavel : « Celui qui contrôle la peur des gens devient le maître de leurs âmes ».

Si nous suivons Nussbaum, nous devons nous entraîner à écouter cette petite musique de peur quand elle s’immisce en nous et apprendre à la maîtriser. Elle s’adresse à nos réflexes infantiles et non à la raison. Elle n’aide pas à grandir, mais rend dépendant. Rappelons-nous Epictète.

Il nous faudra ensuite participer à la déconstruire à l’échelle collective et à refuser les stratégies de communication qui s’en inspirent, de la politique aux marques. La peur du Coronavirus sera présente pendant de nombreux mois, faute de vaccin, de médicaments et de tests, et parce que le temps des dégâts économiques et sociaux s’ouvre à peine. Cette peur est aussi géopolitique. Elle est de même nature que celle qui a engendré les escalades de la Première guerre mondiale ou de la guerre froide, mais aussi que celle qui a fait préférer le déshonneur à une guerre contre Hitler.

Mais il faudra pour cela que la planche qui soutient notre philosophe pascalien ne soit pas pourrie. Pour éviter que les solutions faciles du démagogue l’emportent, il faut que l’Etat se montre fiable, capable, digne de confiance. Certes, nos décideurs sont confrontés à l’impossible, mais on aimerait que dans leur gestion des contradictions ils puissent conserver un principe, celui d’éviter d’utiliser la peur pour gouverner. Malheureusement, quelle pétaudière, entre injonction de confinement et maintien de l’élection, avec les messages d’inutilité des masques parce qu’il n’y en n’avait pas assez, et d’inutilité des tests parce que les bureaucraties sont trop lentes, les Français sont les premiers en Europe à juger que les mesures prises par leur État ont été insuffisantes pour protéger leur santé (à 51%, selon Ipsos). Ils sont 85% à penser que les conséquences sanitaires du Coronavirus sont graves. Bref, l’Etat a généré de la peur à dessein pour inciter au confinement, mais n’a pas créé de confiance. Espérons que celle-ci puisse être retrouvée, pour le déconfinement et après.

« Le plus grand philosophe du monde sur une planche plus large qu’il ne faut pour marcher à son ordinaire, s’il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n’en sauraient soutenir la pensée sans pâlir ni suer ».

Chacun de nous, dans sa grande sagesse, est aujourd’hui confronté à cet étonnant pari pascalien : sortir de sa cachette et affronter, en sus de ses collègues, un virus « never seen before », qui s’attaque, au fil des études bâties à la hâte pour faire scoop, au cerveau, au système respiratoire, digestif, sanguin, goût, odorat et même au petit bout des doigts de pied ? Ou bien plutôt rester chez soi, seul et désœuvré, ou désorienté par le télétravail, la garde d’enfants et la fabrication artisanale de petits pains, calfeutré à regarder l’orage par la fenêtre de BFM TV ? Mais la peur nous rattrape. Les accidents domestiques tuent 12 000 personnes par an nous dit-on. Les accidents de bricolage envoient 300 000 personnes aux urgences. Surtout, « ne laissez jamais votre enfant seul dans une cuisine ! », nous recommande une vidéo des sapeurs-pompiers. Ils sont dans leur chambre, très bien, mais méfiez-vous de « l’exploitation sexuelle sur Internet, les prédateurs cherchant à tirer parti de la situation », nous prévient un communiqué de l’UNICEF. Et voici l’Anses qui douche notre espoir d’un remède miracle : non, surtout, ne buvez pas votre eau de Javel, même diluée.

Tout le monde veut nous faire peur, il paraît que c’est pour notre bien. OGM, pesticides, crimes, attentats, accidents de la route, cigarette, alcool, jeu vidéo, déforestation, canicule… Nous sommes en permanence biberonnés à la peur, de 7 à 77 ans. Elle est le carburant des leaders, de Donald Trump à Greta, du vieil homme infantile à l’enfant déjà vieillie. Le grand remplacement ? « I would build a great wall, and no one builds walls better than me, believe me, and I’ll build them very inexpensively. » Le réchauffement climatique ? « I want you to panic. I want you to feel the fear I feel every day. And then I want you to act. » Mais dans notre époque de liberté et d’individualisme, qu’utiliser d’autre pour diriger les foules ?

La peur est le chemin vers le côté obscur : la peur mène à la colère, la colère mène à la haine, nous prévient la philosophe américaine Martha Nussbaum (à moins que ce soit le Maître Yoda de Star Wars, qui n’est au fond qu’une histoire de la peur). Analyste des émotions en politique, elle a consacré l’un de ses derniers opus à cette émotion, dans The Monarchy of Fear: A Philosopher Looks at Our Political Crisis. Se réclamant d’Aristote, elle la définit comme la souffrance provoquée par l’arrivée d’un mal combiné avec le sentiment  que l’on est incapable de l’éviter. Pour elle, la peur est la première émotion qui structure un humain, c’est l’impuissance et le sentiment de dépendance du bébé, qui veut éviter la faim ou la douleur mais ne peut que crier en espérant qu’un secours arrive. Régner ou mourir : le petit être peut devenir tyrannique et impérieux, se concentrer sur un bouc émissaire, se braquer sur un caprice. Pour Hansel et Gretel, il suffit de jeter la sorcière dans le four, et le tour est joué. Cette émotion-là, nous l’avons peut-être enfouie en vieillissant, mais les démagogues et les lucides le savent : le petit enfant est toujours là en chacun de nous. La vie est dure, construisons un mur. Notre-Dame brûle, envoyons des canadairs. Le désinfectant fonctionne, buvons-en. Suivez le regard de Martha Nussbaum et l’anti-trumpisme de cette intellectuelle de la Côte Est, qui n’enlève rien à la pertinence de sa critique d’un récit rhétorique « peur > impuissance des protecteurs habituels > identification du boucémissaire > solution radicale » dont chacun peut constater l’efficacité dans notre environnement de télé en continu et de réseaux sociaux… A l’heure où nous copions les mesures mises en place par le régime du Grand Timonier, souvenons-nous de Machiavel : « Celui qui contrôle la peur des gens devient le maître de leurs âmes ».

Si nous suivons Nussbaum, nous devons nous entraîner à écouter cette petite musique de peur quand elle s’immisce en nous et apprendre à la maîtriser. Elle s’adresse à nos réflexes infantiles et non à la raison. Elle n’aide pas à grandir, mais rend dépendant. Rappelons-nous Epictète.

Il nous faudra ensuite participer à la déconstruire à l’échelle collective et à refuser les stratégies de communication qui s’en inspirent, de la politique aux marques. La peur du Coronavirus sera présente pendant de nombreux mois, faute de vaccin, de médicaments et de tests, et parce que le temps des dégâts économiques et sociaux s’ouvre à peine. Cette peur est aussi géopolitique. Elle est de même nature que celle qui a engendré les escalades de la Première guerre mondiale ou de la guerre froide, mais aussi que celle qui a fait préférer le déshonneur à une guerre contre Hitler.

Mais il faudra pour cela que la planche qui soutient notre philosophe pascalien ne soit pas pourrie. Pour éviter que les solutions faciles du démagogue l’emportent, il faut que l’Etat se montre fiable, capable, digne de confiance. Certes, nos décideurs sont confrontés à l’impossible, mais on aimerait que dans leur gestion des contradictions ils puissent conserver un principe, celui d’éviter d’utiliser la peur pour gouverner. Malheureusement, quelle pétaudière, entre injonction de confinement et maintien de l’élection, avec les messages d’inutilité des masques parce qu’il n’y en n’avait pas assez, et d’inutilité des tests parce que les bureaucraties sont trop lentes, les Français sont les premiers en Europe à juger que les mesures prises par leur État ont été insuffisantes pour protéger leur santé (à 51%, selon Ipsos). Ils sont 85% à penser que les conséquences sanitaires du Coronavirus sont graves. Bref, l’Etat a généré de la peur à dessein pour inciter au confinement, mais n’a pas créé de confiance. Espérons que celle-ci puisse être retrouvée, pour le déconfinement et après.

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